“Trois idées en 25 ans. Trois et demi, peut-être”

Interview de Pierre Bastien par Vincent Laufer publiée sur le site de Prikosnovénie, 1998 (?)

 

Ces derniers temps, vous avez donné beaucoup de concerts dans le cadre du spectacle, ou de l’ensemble “110m2”. En quoi consiste-t-il ?
Pierre Bastien — C’est le résultat d’une commande d’un promoteur de concert belge, en Flandres. Une région très vivace, en ce qui concerne la musique, et en particulier la musique d’avant-garde. J’ai remarqué que les rapports étaient plus simples, dans ces pays du Nord. Il y a moins de barrières entre les décideurs et les acteurs qu’en France, moins de rigidité. On boit des bières ensemble jusqu’à 4 heures du matin, de cette connivence naissent les projets. C’est ainsi que 110m2 est né. Je crois que ce promoteur, Joost Fonteyne, a invité Frédéric Le Junter [musicien français, concepteur d’instruments réalisés généralement à partir de matériaux de récupération, et compositeur de chansons tordues à textes du même acabit, comme en témoigne entre autres le disque qu’il a publié avec Pierre Berthet, autre musicien-bricoleur, belge quant à lui, sur le label Vand’Oeuvre, en 1994, ndlr.] et moi-même une ou deux fois, indépendamment l’un de l’autre. Nous avons dû lui tenir un discours semblable, ce qui lui a donné l’idée de bâtir un orchestre avec plusieurs constructeurs d’instruments, mais le plus ouvert possible. Nous sommes donc trois constructeurs — Frédéric Le Junter, Pierre Berthet et moi — et sommes accompagnés par un DJ — DJ Low — et un guitariste-chanteur, Rudy Trouvé [ancien collaborateur de Deus, ndlr.]. On joue deux morceaux de chacun.

 

Dans un e-mail que nous avons échangé il y a quelques mois, vous m’avez parlé de votre projet de “musique éolienne”. De quoi s’agit-il exactement ?
C’est un projet que j’ai depuis quelques temps, et que j’aimerais utiliser dans le cadre de la Biennale d’art contemporain de Lyon, qui se déroule cet été [2001, ndlr.]. Le point de départ a été de fixer des feuilles de papier sur des souffleries de manière à ce qu’elles ondulent au vent et clic-claquent. Depuis, l’idée m’est venu de fixer ces feuilles sur un mur, et souffler dessus en biais. Le résultat est intéressant musicalement, mais aussi visuellement, car on voit le mur se mettre à frissonner. J’ai comme projet, dans le cadre de la Biennale, de couvrir les 3 murs d’une salle de papier-calque, et de faire en sorte que chaque mur frémisse à tour de rôle, à l’aide d’un programme. J’ai déjà un petit dispositif similaire — une feuille de papier qui clic-claque dans le jet d’une soufflerie — sur lequel j’ai également ajouté des anches libres — comme celles d’un accordéon — pour obtenir des sons. Je pourrais faire un accord par mur, par exemple. Je pense que ceci pourrait servir d’accompagnement à l’improvisation chantée de Robert Wyatt — enregistrée sur bande — à partir de laquelle on m’a demandé de travailler. L’ensemble constituant alors une installation mêlant mélodie — le chant de Wyatt —, harmonie — les anches — et rythmie — le claquement des feuilles. Et ça serait aussi beau à voir.

 

Comment cette idée vous est-elle venue ? Et plus généralement, comment vous viennent vos idées d’instruments, de montages, etc. ?
En ce qui concerne l’utilisation des souffleries, cela remonte à l’anniversaire d’une association d’artistes de Eindhoven — des gens qui s’intéressent à l’art sonore, comme il y en a beaucoup aux Pays-Bas — qui avait demandé, pour ses dix ans, qu’on lui fasse des cadeaux d’anniversaire. Les seules règles, en plus du fait qu’il devait s’agir d’un objet musical, ou générateur de sons, est que le cadeau devait tenir dans une boîte qui avait à peu près la taille d’une boîte à chaussures, et qu’il soit plus grand que cette boîte. J’étais d’abord parti sur l’idée d’utiliser de petites souffleries pour souffler dans des langues de belle-mère, mais il s’est avéré qu’il fallait un jet d’air très puissant pour les déplier — il faut souffler trois fois plus fort que dans une trompette, pour vous donner une idée —, et je n’ai pas trouvé de soufflerie de petite taille assez puissante pour le faire. Il aurait fallu un compresseur. Et puis, de fil en aiguille, je me suis trouvé à faire voleter une feuille de papier qui, enroulée, tenait effectivement dans la boîte, aux côtés de la soufflerie, et qui ensuite s’envolait dans le jet d’air en claquant.

 

C’est toujours amusant de voir comment une idée telle que celle-ci peut naître, dans des conditions totalement inattendues, sachant qu’on est en même temps à l’affût d’idées. Consacrez-vous beaucoup de temps à la recherche, ou est-ce quelque chose qui vous “tombe dessus” ?
Je suis actif 15 heures par jour — je passe pas mal de temps à faire de la maintenance, du travail d’électricien, d’électronicien — et ce depuis des années, mais je suis également laborieux. En tout cas, en terme de sculpture sonore — ce que je ne cherche pas à faire, d’ailleurs, mais que je fais lorsque les événements le demandent —, j’ai eu trois idées en 25 ans. Trois et demi, peut-être. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de faire de la musique, et des disques aussi. Même si, en ce qui concerne les disques, c’est venu sur le tard.

 

Chacun de vos albums est sorti sur un label différent des autres. Il me semble que, dans le cas de ce qu’on appellera les musiques de traverses, la publication d’un disque suit un schéma économique très différent de la musique pop. Comment se décide, dans votre cas, la réalisation d’un disque ?
On me sollicite, généralement. C’est pour ça qu’il y en a assez peu, d’ailleurs : on ne m’a pas très souvent demandé. Eggs Air Sister Steel est sorti en 1995, mais on me l’a demandé en 1990. Tom, le patron de Lowlands [label belge — de Anvers — sur lequel est sorti Musiques paralloïdres, en 1999, ndlr.] m’avait également demandé assez longtemps avant la sortie du disque. Il m’a depuis proposé de signer un contrat, mais jusqu’à présent, je me suis abstenu. Il semble prêt à me donner une grande liberté, mais il me demande de lui réserver l’exclusivité de mes travaux. Or, je veux également pouvoir répondre aux propositions de Denis Tagu [fondateur du label nancéen In Poly Sons, sous lequel est sorti Eggs Air Sister Steel, ndlr.] qui fait généralement des disques sur des thèmes qui m’intéressent. Ainsi, j’ai pour lui un projet — en cours d’enregistrement [le disque, enregistré en collaboration avec Lukas Simonis, est sorti en 2002, ndlr.] — basé sur un livre très curieux, publié en 1966 par un certain Luis d’Antin Van Rooten, et écrit dans un français extraordinaire. Un français qui, si on le lit à haute voix, sonne comme de l’anglais. Son titre est Mots d’heures : Gousses, Rames, c’est-à-dire Mother Goose Rhymes. L’auteur a réussi à recréer phonétiquement des nursery rhymes anglaises en n’utilisant que des mots français. Quelques années plus tard, Georges Perec a fait un travail équivalent en recréant des noms d’écrivains de romans noirs Américains ou de musiciens de jazz à partir de mots français [ces textes ont depuis paru dans le recueil intitulé Vœux, publié par les éditions du Seuil en 1989, note de Pierre Bastien.]. Chaque année, il prenait un thème et en faisait une traduction phonétique… Lukas Simonis [guitariste, joueur de mandoline et de ukulele néerlandais, membre des groupes Dull Schicksal, Coolhaven et Trespassers W, ndlr.] et moi avons commencé des enregistrements de ces poèmes par des amis Anglais, Américains ou Australiens vivant à Rotterdam [où Pierre Bastien réside, ndlr.]. Ils ne connaissent pas le français, et lorsqu’ils se mettent à lire ces poèmes, ça sonne par moment comme les originaux, dits par des enfants. L’idéal serait de publier les textes simultanément, évidemment, car la grande majorité des gens, en France ou ailleurs, ne connaît pas ce livre. Un projet comme celui-ci, ou comme Eggs Air Sister Steel, ne viendra pas de chez Lowlands. C’est pour ça que j’aime rester en contact avec des gens qui ont un intérêt pour la littérature ou pour l’art brut ; des gens qui, comme Cactus [label français sous lequel Pierre Bastien a sorti plusieurs disques, dont le CD-Rom Neuf jouets optiques (2000), suite à une collaboration avec le cinéaste néerlandais Karel Doing, ndlr.], ont un intérêt pour des petits objets longuement fignolés, où la pochette est discutée de nombreuses fois avant d’être réalisée. Des projets où, de manière générale, l’argent ne compte pas, puisque tout est fait bénévolement… De toute façon, je ne compte pas sur les disques pour vivre. Je fais des concerts, des installations, parfois des musiques de films. Mais les disques ne me rapportent rien, sauf évidemment en ce qui concerne les droits de diffusion. Evidemment, je voyage beaucoup, je suis souvent loin de chez moi, et j’imagine qu’il serait agréable — surtout en prenant de l’âge — de pouvoir compter sur une maison de disques pour vivre.

 

Cela semble signifier que vous êtes obligé de mener deux activités de front…
C’est ça. Je suis à l’écart de toute industrie du disque, et jusqu’à présent, faire des disques m’a permis de continuer ma vie de musicien. C’est comme une espèce de moteur annexe à mes activités… Cela dit, j’ai actuellement plusieurs propositions de maisons de disques, et comme c’est nouveau pour moi, j’ai l’impression d’être un débutant, et de ne pas savoir quoi faire avec ça. Et de ne pas savoir même jusqu’à quel point ça m’intéresse. C’est un métier que je n’ai jusqu’à présent jamais exercé.

 

Pouvez-vous retracer votre parcours musical jusqu’à aujourd’hui ?
Enfant, mon premier instrument a été une guitare à deux cordes réalisée à partir des éléments du jeu “Le Petit Physicien”. Plus tard, j’ai élaboré ma première machinerie musicale grâce à un métronome qui frappait un coup sur une cymbale, un coup sur une poêle à paella. Ces expériences enfantines pourront paraître dérisoires, elles le sont à peine comparées à mes premiers actes de musicien adulte puisque j’ai d’abord eu l’occasion de jouer du torchon de vaisselle, le maniant comme un fouet pour le faire claquer devant le micro, dans le disque Parallèles de Jac Berrocal (1976) [Réédité en 2001 par Alga Marghen, ndlr]. Ceci s’est fait parallèlement à un travail, en collaboration avec Bernard Pruvost dans le cadre de Nu Creative Methods, un orchestre collectif au sein duquel je jouais de la contrebasse et qui a vu le jour en 1974. C’est marrant parce que je suis en train de relire le livre où Francis Ponge parle de sa méthode créative, et le premier texte s’intitule “My Creative Method”. Notre nom venait en partie de là, d’ailleurs. Nous avons enregistré deux vinyles, le premier auto-produit et le second produit par la compagnie de danse de Dominique Bagouet, à qui notre musique servait d’accompagnement… Vers le début des années 80, nous avons eu beaucoup moins d’activité, et j’ai commencé à travailler en solo.

 

C’est de cette époque que datent vos premières expériences avec des machines…
J’avais déjà construit quelques machines vers la fin des années 1970, mais j’avais été très mal reçu par la presse. La presse jazz, essentiellement, parce qu’à l’époque, il y avait Rock&Folk ou Jazz Magazine, et pratiquement rien entre les deux. Pour vous donner un exemple, je me souviens d’un article dans Jazz Hot où il était écrit quelque chose du genre : “Barry Guy [contrebassiste de jazz anglais, né en 1947 et qui, selon l’Encyclopédie de la Musique du Livre de Poche, “a traduit avec originalité sur son instrument la technique pianistique “informelle” de Cecil Taylor”. Il a fondé, au début des années 1970, le groupe Iskra 1903 avec le guitariste Derek Bailey et le tromboniste Paul Rutherford, et est considéré comme un des musiciens de premiers plans de l’improvisation européenne, ndlr.], lui, a depuis longtemps dépassé le stade du Meccano.” J’étais contrebassiste à l’époque : je n’étais donc pas cité, mais l’attaque était clairement dirigée. Suite à cette très mauvaise réception, j’ai arrêté, et ce n’est que vers 1985-86 que, poussé par des amis, je m’y suis remis.

 

Donc, quand vous m’avez dit, dans un e-mail que nous avons échangé il y a quelques mois, que dix ans vous avaient été nécessaires pour mettre sur pied votre premier ensemble, il ne s’agit pas de dix ans en continu…
Non. Une grande partie de cette période a été consacrée à la collecte des instruments que j’ai utilisés pour fabriquer mon premier orchestre de robots, qu’on entend sur l’album Mecanium paru à Milan chez le label ADN en 1988. Moitié moins de temps a suffi pour m’entourer d’un second groupe et enregistrer le disque Musiques machinales, publié en 1993 sous un label stéphanois. Avec davantage d’expérience et d’habileté manuelle les délais de fabrication raccourcissent et actuellement j’arrive à construire chaque année un ensemble capable de m’aider à jouer un nouveau programme. Peu bricoleur, il n’y a pas longtemps que j’ai pu m’affranchir parfois du Meccano — que je continue à utiliser lorsque j’ai envie de créer une nouvelle machine à partir d’une ancienne. En 1996, une série de tourne-disques transformés a composé ce que j’ai appelé la “Phonologie Portative” et que j’ai utilisé depuis pour l’album Musiques paralloïdres.

 

D’où est venue cette envie de collectionner les instruments ?
Par intérêt pour l’instrumentarium planétaire, par goût des timbres que l’on trouve dans le monde. Un élément important a été l’écriture d’une musique pour une chorégraphie de Dominique Bagouet pour laquelle nous avons eu accès à la Galerie Sonore. La Galerie Sonore était une collection d’instruments dont la création revient, indirectement, à Maurice Fleuret, le responsable de la musique lorsque Jack Lang a été nommé Ministre de la culture pour la première fois. Il est mort un an après, en 1982 je crois. Fleuret avait une énorme collection d’instruments de musique et il a eu l’idée, à un certain moment où on a voulu briser les barrières et les élites, une époque où c’était dans l’air de dire “tout le monde peut être un artiste”, de montrer sa collection en la mettant à la disposition du public. Il a organisé une journée au Musée d’Art Moderne, journée pendant laquelle tout le monde a pu toucher ses instruments, en jouer. Il paraît qu’à la fin de la journée, la collection était en pièce. L’idée a été reprise par des gens qui avaient un peu plus le sens des tristes réalités, qui ont voyagé, collecté et présenté leurs instruments dans deux Galeries sonores, une basée à Angers je crois, et l’autre itinérante, avec des animateurs qui canalisaient les visiteurs. Pour Bagouet, nous avons eu la possibilité de piocher dans cette collection, ce qui a développé mon goût pour les instruments les plus variés. J’ai commencé à jouer de la trompe du Tibet, du balafon, de la trompette chinoise, des choses dont je n’avais même pas idée de l’existence.

 

Vous utilisez beaucoup d’instruments africains, me semble-t-il. N’y avait-il pas aussi un aspect ethnologique — et même historique — à votre collection ?
Non, rien d’historique ni d’ethnologique, fondamentalement. Par contre, il est arrivé à mon ami Bernard Pruvost d’acheter des calebasses — on parle également de tambours d’eau, je crois — sur un marché de Bamako, d’en jouer dans la cour de l’endroit où il résidait et de s’entendre dire par de vieilles femmes venues danser au son de sa musique que c’était la première fois qu’elles entendaient cet instrument depuis 30 ou 40 ans. Lui s’intéresse davantage à des traditions disparues ou secrètes, plus spécialement africaines… Par contre, ce qui m’intéresse beaucoup est de jouer d’instruments qui mettent en œuvre des procédés de lutherie qu’on ne connaît pas ici. Il y a un instrument peul qui s’appelle le godje ou le riti ; Riti veut dire cheval. Il s’agit d’un violon à une corde montée sur une calebasse tendue d’une peau d’iguane. La corde est en crin, comme l’archet. Elle est très large, comme une mèche. Il s’agit, littéralement, d’un crin-crin, puisque l’on joue crin sur crin. C’est vraiment merveilleux parce que ça n’existe que là — en tout cas je ne connais rien de similaire. Le timbre, unique, s’apparente à celui d’une voix de vieux bluesman. C’est très prenant.

 

Qu’est-ce qui, une fois adulte, vous a poussé à vous consacrer à la musique “machiniste” et à prolonger, en quelque sorte, ce que vous aviez entrepris lorsque vous étiez enfant ?
Très tôt, je me suis aperçu que j’étais incapable de diriger des musiciens, de leur demander d’interpréter une ligne musicale qui servira une composition préalable. Quand de loin en loin je réunis des collègues dans ce but, telle pièce de sombre tourne au guilleret, telle autre imaginée dans l’esprit du blues évoque finalement le baroque, et ainsi de suite. Je me suis aperçu assez tôt de cette incapacité, et c’est donc presque naturellement que je me suis tourné vers les machines.

 

Conserver, une fois adulte, une approche musicale non-académique n’était-il pas une manière, consciente ou non, de résister à l’aspect souvent normatif des pratiques musicales classiques ?
En effet. Mon comportement face à la chose apprise à l’école ou à l’université est tel que je me retrouve prisonnier de règles absurdes mais tangibles, critique et peu enclin à la nouveauté ou la mise en œuvre du hasard. C’est ma situation en ce qui concerne la guitare et la littérature, qui sont les seuls domaines que j’ai étudiés de manière relativement académique. Dans ces conditions, je n’avais pas d’autre choix que de me lancer, en autodidacte, dans une voie dont je ne maîtrisais rien… Un point sur lequel je rejoins très bien les gens de la pop est que je déteste la virtuosité, les flots de notes ininterrompus… Le fait de construire des robots qui ne jouent que 3-4 notes, mais bien, me satisfait amplement.

 

Dans l’e-mail dont je parlais plus tôt, vous avez également évoqué l’influence de certaines pages de Impressions d’Afrique de Raymond Roussel sur votre activité. En quoi cela a-t-il consisté exactement ?
Raymond Roussel est une sorte de Jules Verne excentrique qui, dans ce livre et dans Locus Solus, son premier roman, décrit dans le détail des machines improbables, inexistantes. Il n’y a aucun détail technique plausible. Ainsi, on y trouve des cartes de tarot dans lesquelles des petits insectes remuent des rouages qui produisent de longues mélopées ; une voiture d’enfant sur laquelle se trouve une cage en verre contenant un orchestre thermodynamique ; il y a également un ver de terre joueur de cithare ; ou un chanteur qui chante “Frère Jacques” en canon à trois voix parce qu’il arrive à diviser les muscles de sa bouche en trois parties… Beaucoup de gens essaient, depuis, de donner un équivalent de ce qu’il a décrit. Ça n’est pas du mot à mot, mais plutôt la continuité d’un esprit. Le plus célèbre amateur de Raymond Roussel est Marcel Duchamp, qui a certes réalisé quelques mécanismes, mais qui la plupart du temps en a fait des croquis, des représentations. Mais il y aussi des gens, comme l’artiste allemande Rebecca Horn qui fabrique des mécanismes, parfois minuscules, parfois gigantesques. Il y a cette œuvre très marquante où un piano est suspendu au plafond par les pieds. Il ne se passe rien, si ce n’est que quand vous avez le dos tourné, le piano tombe, s’ouvre dans un incroyable fracas avant d’être arrêté à quelques centimètres du sol par un mécanisme qui le remonte au plafond… Il y a donc des tas de gens qui sont influencés par Roussel. Il y a aussi un disque de John Zorn intitulé Locus Solus. C’est également le nom de la principale boutique de disques de Tokyo, dans le domaine des musiques d’avant-garde…

 

Y a-t-il une grande tradition de musique machiniste, en Europe et ailleurs ?
Probablement, mais ça n’est pas quelque chose à quoi je m’intéresse. Même s’il m’est arrivé, par la force des choses, de me pencher sur le sujet, ou de le croiser. Il y a un petit instrument que j’adore, la sansa [Bastien en décroche une du mur et en joue machinalement, ndlr.] les Anglais disent thumb piano — Vous avez vu Rendez-vous de Juillet, de Jean Becker ? Daniel Gelin y joue le rôle d’un apprenti-ethnologue, qui prépare un voyage en Afrique. A un moment, il est dans sa chambre et reçoit la visite d’un ami qui entre et lui dit “Que fais-tu ?”, et Gélin répond “Je joue du sansi”, avec un accent parisien très marqué… Eh bien, cet instrument, qui est simple, si efficace et si joli, n’est utilisé en Europe que dans les boîtes à musique. Comme si ce système de lamelles vibrantes n’était digne que d’être joué par des mécanismes. Pourtant, c’est un instrument parfait à jouer. J’ai fabriqué des mécanismes pour en jouer, mais il m’arrive également d’en jouer manuellement. J’en ai plusieurs, dont une, au son extrêmement doux et mystérieux, qui est en fait une statuette dont le torse sert de caisse de résonance — c’est là que sont posées les lames. La statuette n’a pas de bras. Mais quand on en joue, on se rend compte que les mains du musiciens deviennent, de part leur position de part et d’autre de la sanza, les bras et les mains de la statuette.

 

J’ai lu que vos machines étaient également appréciées pour des raisons purement visuelles, et que cette facette de votre travail était celui qui, à une époque, vous a permis de vivre de vos activités. Ceci ne vous contrarie-t-il pas, par rapport à vos ambitions de musicien, mais aussi dans la gestion de votre travail, quand vous êtes par exemple obligé de préparer une exposition plutôt qu’un concert ou un disque ?
Non. En général, les choses vont de pair. On me demande de faire une installation qui se clôt par un concert. Pour le public, c’est assez agréable, je pense, de voir les deux aspects. Les seuls endroits où on ne m’a pas demandé de concert — et je n’aurai pas accepté d’en faire de toute manière — sont les festivals de musique contemporaine. J’ai été invité 3-4 fois dans des grands festivals de ce type — totalement par hasard : c’est quelque chose que je n’ai jamais cherché à provoquer — et pour moi, il aurait été hors de question de souffler dans une trompette ou frotter un violon : ça aurait fait dresser les cheveux sur la tête des compositeurs présents. Mais par contre, les machines sont les bienvenues. On s’est retrouvé en semble, avec Frédéric Le Junter et d’autres constructeurs à Donaueschingen, en Allemagne, où a lieu un des plus célèbres festivals de musique contemporaine, ainsi qu’au Festival d’Automne de Varsovie — un très ancien festival — et aux World Music Days. Ce sont des événements qui ont été fondés par des gens comme Bartok, Schönberg, etc. C’est vraiment de la musique sérieuse. Il me semble hors de question de jouer dans un tel contexte : ça serait très mal vu. Par contre, quand une machine le fait, ça passe… Ce qui intéresse ces gens-là est une certaine idée de progrès. Il s’agit pour eux de faire progresser l’art en parallèle avec les sciences, et quelqu’un qui joue un blues ne les intéresse pas. Mais il y a dans les machines musicales un aspect qui les séduit, qui peut les intéresser et aussi les faire progresser dans cette notion d’aller de l’avant… Bref, pour revenir à votre question : j’accepte très bien qu’on apprécie mes machines en tant qu’objets. Cela s’inscrit dans un processus plus général qui voit mes machines m’échapper, mener leur propre vie.

 

C’est-à-dire ?
Quand on fabrique un objet comme ceux que je fais, on le fait avec l’objectif de lui inculquer un certain savoir-faire. Par exemple, je fabrique un rythme sur une sansa, et ça se met à swinguer de mieux en mieux, au fur et à mesure que j’améliore et que je règle le mécanisme. Quand j’obtiens un swing que j’adore — puisque j’aime beaucoup les rythmes qui swinguent —, je me mets à jouer avec cette machine, avec un violon, un trombone ou tout autre instrument. Et c’est là où la machine commence à m’échapper, à m’inspirer et à me forcer à m’adapter à elle, même si j’en suis le créateur. En effet, la machine peut jouer un rythme plus compliqué que prévu, ou le jouer à une vitesse autre que celle j’avais en tête. Je dois donc composer une partie instrumentale qui ait le même swing, le même drive que la machine. Souvent, je m’y reprends à 20 ou 30 fois avant d’atteindre un résultat satisfaisant. Et quand j’invite un musicien à jouer avec mes machines, il a souvent les mêmes difficultés au début. Il y a alors autant, voire davantage, d’échange avec mes machines que lorsque je joue avec des instrumentistes humains. C’est une sorte de va-et-vient que j’apprécie énormément.